vendredi 26 novembre 2021

L'apprenant émancipé

L'apprenant émancipé 😉

L’acte explicatif s’il est révélateur ne garantit pas forcément une compréhension de celui à qui quelque chose a été révélée. La compréhension passe par un processus de négociation entre ce qui est observé et ce qui fait sens pour celui qui apprend. Donc toute démarche de compréhension passe par l’émancipation de l’apprenant. Cette émancipation est soumise à la volonté de l’apprenant. En d’autres termes l’apprenant doit prendre conscience du pouvoir de son esprit à apprendre par lui-même sans qu’il ne soit obligé d’être assujetti aux perceptions d’une autre personne : « il n’y a aucun individu sur terre qui n’ait appris quelque chose de de lui-même sans maitre explicateur » Rancière (1987, p. 30).

L’enseignement conçoit l’acte d’apprendre comme un phénomène à canaliser, à contrôler, à rythmer selon un certain ordre et qui ne prend effet que dans un cadre qui définit ce qu’il faut apprendre, à quel rythme et selon quelle méthode tout ceci sous le regard bienveillant d’enseignants explicateurs dont le rôle consiste à associer le discours oral à la parole écrite pour la rendre explicite. Selon ce modèle, on conçoit que l’apprentissage doit se réaliser par phases (acquisition ; mémorisation ; compréhension ; restitution ; synthèse etc.) et on développe des critères pour mesurer évaluer les connaissances acquises. 

Pourtant, les recherches portant sur le life long learning révèlent de manière explicite que l’être humain apprend le mieux ce qu’il aura vécu de lui-même « dans le contexte d’une expérience vécue dans le monde » (Wenger, 2005, p. 2) : la langue maternelle, la communication, s’habiller, exécuter une tache ménagère etc. Or voici que cette même intelligence qui a servit à acquérir des compétences fondamentales d’intégration dans le monde sans le secours d’un enseignant ne peut plus servir à apprendre seul des matières dites spécialisées. ET si on pensait à adopter une démarche différente ? 

Toutes sciences, art etc. est le fruit d’une même intelligence (Rancière, 1987)

Que celui qui cherche à enseigner ou à expliquer adopte l’attitude ignorante de celui qui ne sait pas afin que s’éveille chez l’autre le pouvoir de son intelligence. Que ce dernier « prenne la mesure de sa capacité à en faire usage. Qui enseigne sans émanciper abruti et qui émancipe n’a pas à se soucier de ce que l’émancipé doit apprendre. Il apprendra ce qu’il voudra…rien peut-être mais saura qu’il peut apprendre [et que son apprentissage passe par sa volonté intrinsèque d’abord] » (Rancière, 1987, p. 33).

Les maitres intelligents sont les maitres ignorants qui par leurs questions guident discrètement leurs apprenants. Ces questions ont pour but de commander une parole, c’est-à-dire le réveil d’une forme d’intelligence qui jusque là s’ignorait. Il ne faut pas confondre ce questionnement au socratisme dont le but est d’instruire ! Cette démarche ne met pas en confrontation deux esprits : l’un savant et l’autre ignorant. Un qui sait et l’autre qui doit être accompagné selon des degrés de difficultés que l’on formule préalablement et en l’absence de celui à qui est destinée la maitrise des difficultés à apprendre. Pas étonnant que dans ce processus, nombreux sont ceux et celles qui en ressortent avec la certitude qu’apprendre est ardu ou tout simplement qu'ils sont nuls pour apprendre 😏!

 Le questionnement dont il est fait mention, ici, comprend une démarche qui met en relation deux esprits qui cherchent à connaitre et  à s’émanciper.

Nombreux sont mes compatriotes haïtiens qui aiment témoigner du fait qu’ils n’avaient jamais su que leurs mères (les foyers en Haïti sont majoritairement représentés par des femmes) qui leur apprenaient leurs leçons et qui fronçaient les sourcils lorsqu’ils butaient sur certains mots ou faisaient des pattées dans leurs cahiers de devoirs, ne savaient au fait ni lire ni écrire. Plusieurs de ces enfants sont aujourd’hui des professionnels ayant bien réussi leur vie et quand on demande aux mères d’expliquer leur magie, elles rétorquent souvent dans un éclat de rires :  

-je ne sais ni lire, ni écrire et pourtant j’ai bien éduqué un ingénieur, un médecin, un avocat.

 -Le soir tout le monde devait s’assoir pour apprendre leur leçon et moi je supervisais. Si tu marmonnais ou que tu buttais sur des mots c’est que tu ne le savais pas. Alors je demandais de reprendre jusqu’à ce qu’il soit dit avec fluidité et compréhension. C’est ça ma magie !

Comment savaient-elles quel mot était mal lu ? Comment savaient-elles identifier les difficultés ?

L’essentiel, comme elles le mentionnent se trouvent dans l’engagement ou encore l’investissement à la tâche. Dans leur démarche, les mères ne peuvent pas savoir ce que leurs enfants apprenants savent ou ne savent pas « il faut être savantes pour juger des résultats du travail d’un autre » mais elles s’attardent sur l’importance de chercher à savoir ou de bien faire son travail. Est-ce que l’enfant fait attention à ce qu’il apprend ? voilà l’essentiel de toute démarche émancipatrice. La liberté de découvrir de soi-même en étant conscient de sa progression. En d’autres termes faire attention revient à s’appliquer, à vérifier, à reprendre, à discuter, à partager sa réflexion jusqu’à ce que cela soit signifiée et comprise.

Je suis donc je pense : la pensée n’est pas un attribut de la substance pensante, elle est un attribut de l’humanité (Rancière, 1987, p.62)

L’être émancipé n’est ni omniscient ni savant il est juste conscient de la manifestation de son pouvoir intellectuel et de l’égalité de son intelligence à celle de tout autre.

Comment atteindre l'émancipation 

Si les potentialités humaines à l’apprentissage sont universelles elles se manifestent néanmoins de manière multiple, selon des démarches diverses qui dépendent du contexte, du parcours et de la culture générale. En effet, tout apprentissage prend acte dans un environnement donné qui influence à son tour le processus même de l’apprentissage. En d’autres termes : le milieu, l'histoire, les acteurs et leurs rôles, leurs organisations et interactions, les objets les infrastructures qui existent etc. rentrent en ligne de compte dans l’expression, la forme et l’orientation que prend l’acte d’apprendre. L’apprentissage dans ce contexte consiste à prendre conscience non seulement de sa faculté à apprendre mais aussi des conditions, du rapport avec les autres autour et de ses interactions avec son environnement afin de pouvoir bien orienter son apprentissage et d'atteindre le but fixé. L’apprentissage devient, en effet, compétence quand est atteint un niveau de maitrise à reconnaitre rapidement les ressources qui existent dans son environnement pour atteindre un but fixé.

Cette action est façonnée ou conditionnée d’une part : par un ensemble de contraintes qui diminuent les degrés de liberté, donc la dimension de contrôle et d’autre part par la perception de ce que l’environnement peut offrir. Ceci désigne le concept d’affordance (Gibson, 1979). L’acte d’apprendre est-il donc assujetti à trois sources de contraintes : l’individu (son parcours, sa culture) le contexte et l’environnement dans lequel l’acte d'apprendre prend forme et la tache qui doit être effectuée. En ce sens « tout apprentissage renvoie à la construction d’un ensemble d’affordance » (Bril, apprentissage et contexte, 2002, p. 255).

Cela dit, reprendre la même tache dans un contexte différent qui demande de prendre en compte une routine, des symboles, des interactions décontextualisées peut aboutir à une performance différente. « Le processus d’apprentissage nécessite la possibilité d’expériences répétées correspondant à un comportement exploratoire ou stratégie de recherche » (Bril, 2002, p. 256) comme dans le cas des mères émancipatrices. 

L’apprentissage émancipé requiert la compréhension des contraintes qui existent et des lois qui les régissent. Le développement d’habiletés motrices démontrent assez bien qu’un individu « n’apprend pas en perfectionnant une stratégie mais en construisant des stratégies qui sont fonction de ses compétences » (Bril, 2002, p. 257).

Le processus de découverte de son pouvoir intellectuel ou le processus d’émancipation de l’individu passe par une diversité d’expériences organisées en stratégies et sa capacité à évaluer les contraintes et les ressources de son environnement (affordance) pour atteindre son but.


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