Le défi de l’égalité
des chances à travers l’Education !
En Haïti, comme dans
toutes autres sociétés actuelles, la forme scolaire est rattachée à
l’éducation comme le vecteur principal de
socialisation, de transmission de savoirs et de construction identitaire. Cette
structure éducative, appelée aussi « école »,
n’ayant pas toujours existé, a fait son
apparition d’abord dans les sociétés
européennes aux environs du 17ème siècle, principalement avec
les prescrits de Juan Amos Comenius qui donnaient à l’école une structure
homogène, linéaire et graduelle pour une population infantile allant de 0 à 24
ans. Elle connut par la suite une forte propension, particulièrement vers le 19ème
siècle, avec le développement de cette nouvelle forme d’organisation politique
appelée État qui désormais se porta garant de l’organisation de l’enseignement et
atteint une apogée mondiale avec l’émergence des sociétés démocratiques. Tous,
étant né libres et égaux, le droit à l’éducation, donc aux savoirs, fut reconnu
et accepté pour tous avec l’apriori que tous sont égaux face aux savoirs. La
structure graduelle et homogène de l’école, fut la mieux désignée pour assurer
que tous puissent jouir simultanément de la même éducation !
Pourtant, aujourd’hui, même
quand l’école est triomphante pour s’être imposée dans toutes les sociétés
comme l’unique façon d’éduquer, elle n’est toujours pas en mesure de garantir cette
égalité d’accès et de chances de réussite à tous. Le 18 octobre 2014, le
journaliste Matt O’Brien publia sur Washington Post, un article, où il met en
exergue les effets des inégalités sociales sur la réussite ou l’échec scolaire des
enfants : ‘Poor kids who do
everything right don’t do better than rich kids who do evreything wrong…because
in the large part inequality starts in the crib’ (M. O’Brien, 2014). Dans
son article, O’Brien explique que la réussite scolaire du jeune américain, plus
tard sa réussite sociale, sont en grande partie tributaire du niveau de vie de
ses parents : Les enfants riches ont des parents plus éduqués, qui
investissent plus de temps et d’argent dans leur éducation contrairement aux
enfants pauvres dont les parents ont un faible niveau d’éducation et une vie
précaire (M. O’Brien, 2014). L’analyse du dernier rapport de PISA 2016 prouve
effectivement que les pays à fortes inégalités sociales, même quand ce sont des
pays aussi riches que les États-Unis ou la France, accusent un faible rendement
scolaire de leur système éducatif dû au fait des disparités sociales. Parallèlement,
les pays de l’OCDE qui ont une répartition plus équitable des ressources entre
les écoles riches et les écoles défavorisées ont un système éducatif plus performant
(PISA, 2012).
Ainsi donc, la question
de l’égalité des chances scolaires ne peut être adressée en dehors du contexte
social dans lequel évolue ‘l’éducation scolaire’. La démocratisation de l’enseignement
garantit peut-être à tous un droit égal à l’éducation sous la forme scolaire,
mais elle ne garantit pas un égal accès aux opportunités ! Donc la notion
d’égalité poursuivie à travers la démocratisation de l’enseignement serait
possible si en amont comme en aval du système scolaire les opportunités de
réussite étaient égales pour tous. Ceci n’étant pas le cas, il est donc un vœu
pieux de chercher à atteindre l’égalité des chances à travers une forme unique
d’enseignement, sous prétexte que son homogénéité le rend juste. Pourtant la
problématique de l’école unique reste toujours vivace au nom de l’égalité. Dans
ce texte nous allons tenter une analyse pour comprendre pourquoi l’ordre social
actuel reste malgré tout attaché à une forme unique d’enseignement même quand
cette dernière n’arrive pas à atteindre l’objectif d’une meilleure équité
sociale.
La
première idée que l’on peut faire ressortir dans cet analyse est celle du ‘pouvoir’ que confère la connaissance.
L’ancien président américain Barack Obama, dans un discours présenté au congrès
en 2009 tonnait haut et fort que ‘knowledge
is power’ et que le savoir est non pas un chemin vers la réussite mais un
pré-requis (Obama, 2009, joint session of Congress). Si la connaissance
représente effectivement un pouvoir, la question qu’il revient donc de se poser
est qui est prêt à partager sa part de pouvoir avec un autre et jusqu’à quelle mesure?
Adolphe Thiers (1797-1877), homme
politique influent de la France du 19ème siècle disait au sujet de la
scolarisation du peuple que ‘l’instruction
est un commencement d’aisance mais (qu’elle) n’est pas réservée à tous’ (Thiers, 1833). L’éducation n’est donc
pas un simple fait d’instruction de l’homme car sinon il y a longtemps déjà
qu’on aurait endigué l’analphabétisme et que nous tous aurions été émancipé par
rapport aux savoirs. L’éducation étant fortement reliée à la productivité depuis
la révolution agricole au 18ème et 19ème siècle, il
devient un fait normal que l’on cherche à en détenir le monopole afin de
s’assurer plus d’opportunités (Acosta, 2014). L’accès libre et équitable aux
savoirs essentiels, capables d’améliorer les conditions de vie de l’homme, de
le rendre plus libre et plus épanouis, est au fait là où réside tout le
problème de l’égalité à travers l’éducation. S’il est vrai que l’école garantit
le droit à l’éducation pour tous, elle s’assure également que chacun reste à sa
place pour ne pas détruire l’ordre social inégalitaire dans lequel elle a vu le
jour! (Vargas, 2007, p. 113)
Dans
son cours, sur l’“Educación y escolarización. Políticas,
sentidos y efectos”,
délivré à l’UEH du 3 au 7 novembre 2014, la Docteure
Grabiela Diker expliquait que c’est justement pour rompre avec ce monopole des
savoirs que les fondateurs de l’école unique et universelle ont institué la
démocratisation de l’enseignement (Diker, 2014). Pourtant, cette école
démocratique est paradoxalement régit par un système hiérarchique qui s’assure
que tout le monde apprend la même chose et dans le même ordre. Ceux qui ne
suivent pas le rythme sont jugés déficients ou déviants et sont soumis à des
traitements afin de pouvoir réintégrer la norme. C’est le cas des enfants jugés
souffrant des troubles DYS (dyslexie, dysphasie, dysclaculies dysorthographie,
troubles de l’attention etc.) qui sont suivis par des médecins particuliers et
soumis à des médicaments pour corriger leurs troubles d’apprentissage. Les
autres enfants jugés irrécupérables par le système scolaire ne sont pas
pourtant laissé pour compte mais référés à d’autres systèmes de formation ou de
‘dressage’ : les centres de réapprentissage, les centres psychiatriques,
les prisons ! Tout ceci nous porte à comprendre que l’école ne saisit pas
toutes les réalités de l’homme en elle-même donc qu’elle ne peut pas prétendre
pouvoir éduquer tout le monde égalitairement et simultanément. Mais cette
réalité nous porte également à nous interroger sur la raison fondamentale qui
porte l’école à vouloir malgré tout à tout maitriser en son sein et contrôler
toute la population à éduquer.
La Docteure Gabriela Dicker,
fait ressortir que, selon la pensée Comeniusienne de l’éducation au 17éme siècle,
l’école n’avait pas pour but de rendre l’homme libre et émancipé mais de l’éduquer
à être assujetti aux lois, aux règles afin qu’il devienne un bon citoyen (Diker,
2014). Donc, malgré ses prétentions d’égalité l’école dès son origine avait plus
des visées de contrôle de la population que d’égalité. C’est ainsi qu’avec le
temps elle est devenue une affaire politique centrale et que des lois, des
conventions ont été inventé pour s’assurer que tous suivent l’ordre éducatif
établi et ne s’en dévient pas. La
déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée vers la moitié du siècle
dernier, fera de ‘l’éducation un droit fondamental pour tous’. 40 ans plus
tard, avec le document de Jomtien Thaïlande l’éducation va devenir non
seulement un droit fondamental mais aussi une obligation à tous les citoyens.
La
deuxième idée que l’on peut faire ressortir dans cette analyse du triomphe de
la forme scolaire est celle que Bourdieu Et Passeron appellent la reproduction sociale
et de domination. En effet, la Déclaration Universelle des Droits à l’éducation
va dans un premier temps rompre la liberté de tout homme de s’émanciper
librement par rapport à l’éducation et dans un second temps renforcer les
inégalités sociales. En faisant de l’école une obligation pour tous pour
réussir dans la vie on pénalise ceux qui n’ont pas la capacité de réussir dans
un système d’apprentissage standard et on stigmatise ceux qui, pour des raisons
diverses, n’y ont tout simplement pas accès. Le dernier rapport de l’UNESCO sur
le suivi des programmes de l’Éducation Pour Tous (EPT) parle de 57 millions
d’enfants à travers le monde qui ne sont pas scolarisés et la majorité de ces
enfants sont des enfants issus de milieux pauvres (UNESCO, 2013, p. 5). Si
l’homme auparavant pouvait socialement et économiquement exister sans un statut
académique, dorénavant, sans formation scolaire, l’homme est considéré comme un
être in-opérationnel ou un marginal.
De
plus, si la démocratisation de l’enseignement a, d’une certaine manière, favorisé
l’acquisition d’une culture plus élevée aux fils et filles du peuple, elle n’a
pas pour autant améliorer leur lutte pour une vie meilleure ou pour la
promotion sociale. En effet, l’entrée sur le marché de l’emploi du fils ou de la
fille du prolétaire dépend dorénavant largement de son niveau de formation
académique. Même dans un contexte de crise de l’emploi et de dégradation des
diplômes la possession d’un diplôme académique reste fondamental pour toute réussite
professionnelle ‘car, si les diplômés
sont parfois déçus, déclassés, précarisés ou au chômage, les non diplômés sont
plus mal lotis encore … Même sur les emplois non qualifiés, la concurrence fait
rage, condamnant au chômage les hommes et les femmes sans diplôme’ (Beaudelot,
2004, pp. 129 -131). Pis est, dans les sociétés fortement inégalitaires où
l’accès à l’éducation est privatisée et excessivement chère, de nombreuses
familles s’appauvrissent dans l’investissement scolaire et continuent de vivre
dans la précarité car la qualité de leur diplôme ne leur donne pas accès aux
meilleures opportunités (O’Brien, 2014).
Ainsi,
l’éducation n’étant pas libérée des pratiques sociales inégalitaires dans
lesquelles elle a vu le jour est encore loin de pouvoir réaliser l’idéal de l’éducation
et de réussite pour tous! L’éducation dans son opérationnalisation, ne
peut-être instigatrice d’émancipation, elle est cantonnée dans un ordre
socio-politique préexistant avec des strates, des préjugés, des inégalités et
elle a pour rôle particulier de reproduire ces principes afin de maintenir le
statu quo! C’est d’ailleurs ce que Crahey (2001), cite dans son livre: l’école peut-elle être juste, de l’inégalité
des chances à l’égalité des acquis : en se référant à Pierre Bourdieu: parallèlement à sa fonction d’inculcation
de savoirs, de savoir-faire et de savoir être, l’école remplit une fonction de
reproduction de la stratification existante … l’enseignement confère légitimité
à un arbitrage culturel, que l’école impose comme une norme absolue aux autres
classes sociales : (Crahey, 2001, p. 93).
Dans
ce contexte, le petit paysan du morne La Montagne, une zone reculée dans le
milieu rural Haïtien, en intégrant le système scolaire apprend moins des
savoirs qui lui seront utiles que des règles et des civilités qui
l’assujettissement à un mode de vie totalement différent du sien. En d’autres
termes, il apprend passivement à se défaire de ses habitus[1]
afin de s’adapter aux schèmes scolaires d’une classe sociale qui est
différent du sien: Il apprend à saluer, à dire bonjour, à agir, penser, parler
suivant les habitus de cette classe. C’est la cruelle duplicité de l’EPT qui
prétend donner accès à tous sur la même base, et d’évaluer tout le monde selon
les mêmes critères tandis que tous les enfants n’ont pas les mêmes origines,
les mêmes cultures, les mêmes perceptions du monde, donc pas les mêmes
dispositions à apprendre les même choses!
Cette
violence muette mais acceptée (puisque prétendument pour le bien de celui qui
le subit) se manifeste premièrement dans les discours des chargés de
l’éducation : Ou vle al plante
manyok menm jan ak papaw? Ou vle al van diri menm jan ak manmanw? Ou pa ta
renmen yon doktè? Yon injenyè?[2]
Ces phrases, prétendument incitatrices ont pour effet de rabaisser l’estime
de l’apprenant et de le porter à mépriser le travail de ses parents, ses premiers
référents culturels. Cette violence ne s’arrête pas dans les salles de classe
mais se poursuit aussi dans les familles quand, pour s’assurer une meilleure
intégration de leurs progénitures dans ce nouveau monde scolaire, certains
parents les obligent à rompre avec certaines traditions familiales, us et
coutumes jugés impropres à la réussite scolaire : l’interdiction de parler
le créole non seulement à l’école mais aussi à la maison est l’un des exemples
typiques de la forme arbitraire de l’école en Haïti. Certains parents vont
jusqu’à moraliser leurs enfants en leur demandant de ne pas leur
ressembler : Mwen voye’w lekol se
pou ka pa al travay tè menm jan ak mwen[3].
Ainsi, l’enfant des classes défavorisées en intégrant le système scolaire est
non seulement contraint d’acquérir au même rythme que celui des classes
favorisées des savoirs qui dans la grande majorité des cas ne lui serviront pas
à grand-chose, mais pis-est, il les apprend dans des conditions humiliantes! La
violence de ce statu quo se manifeste doublement quand on sait que l’échec
scolaire de l’enfant de la classe bourgeoise n’a aucun effet sur sa condition
de vie économique et sociale et que l’enfant de la masse est lui forcé de
réussir car c’est l’unique moyen pour lui d’atteindre un meilleur niveau de vie,
même lorsque les opportunités socio-économiques sont limitées et ne dépendent
en aucune façon de sa réussite ou de son échec scolaire!
Ainsi,
garantir l’accès à l’école à tous et à toutes n’est pas la garantie de la
réduction des inégalités sociales. Et pour paraphraser le philosophe Jacques Rancière
(2013): comment peut-on demander à une institution qui est le reflet des
pratiques sociales d’un pays de réaliser ce que cette dite société n’est pas à
même de faire (JRancière, 2013).
L’accès
à l’éducation à tous et à toutes n’est donc pas la solution pour la réduction des
inégalités mais elle peut être un moyen pour y arriver. En effet, en permettant
l’inclusion de tous types de savoirs et la multiplicité des voies vers la
connaissance dans son champ, l’école assumerait une rupture avec les régimes
sociaux existants et deviendrait l’espace d’inclusion et de socio-construction par
excellence. Pour le réaliser il faudrait déconstruire la pensée d’une éducation
homogène et universelle, se libérer des préjugés, des entraves politiques et
économiques qui ont construit ce concept au fil des ans. L’éducation scolaire
est possible de conduire sur des chemins de réduction des inégalités dans la
mesure où on arrive à s’émanciper par rapport à elle. La démarche consisterait
à se questionner pour comprendre en outre :
1-
Pourquoi
est-ce aux systèmes scolaires qu’il revient l’unique droit de décider ce qu’il
faut apprendre et comment faut-il l’apprendre?
2-
Pourquoi
revient-il à un système le monopole de sanctionner qui apprend et qui n’apprend
pas, de classer et de déclasser des individus?
3-
Pourquoi des savoirs non conventionnels ne
seraient-ils pas des compétences valables donnant accès au marché de l’emploi?
Par exemple : Pourquoi le griot n’aurait-il pas autant de valeur que celui
qui a fait une maitrise en Histoire, mémoire et patrimoine?
4-
Pourquoi
les savoirs productifs sont moins valorisés que les savoirs cognitifs?
Aujourd’hui,
de plus en plus l’homme moderne remet en question la forme unique de
l’enseignement et réclame l’inclusion et la reconnaissance de champs plus
diversifiés dans l’éducation. De plus en plus de parents pratiquent l’école à
la maison et n’enseignent pas forcément un curriculum standard ou
conventionnel. Certains jeunes abandonnent très tôt le système scolaire pour
poursuivre une carrière dans le showbiz ou le secteur de la technologie.
Toutefois si certains réussissent en empruntant des voies alternatives, ceci
n’est pas le cas de tous les décrocheurs. Et la majeure partie du temps, les formes
diversifiées de l’éducation offertes sont dévalorisées par la population pour
la raison principale qu’elles n’enseignent pas des compétences qui débouchent
sur le marché de l’emploi. Alors, s’avère-t-il important de commencer à
réfléchir sur les modes d’apprentissages plus diversifiés capables de développer
des compétences alternatives ainsi que leur reconnaissance sur le marché de
l’emploi. Toujours est-il que l’éducation perçue comme un facteur
d’autonomisation et d’émancipation ne peut être confinée dans un système
hiérarchique régulateur et que c’est peut-être ainsi que l’ordre social
inégalitaire peut-être remise en question pour trouver d’autres voies, d’autres
formes d’organisations de vie plus égalitaire!
L’approche non scolaire
de l’éducation est déjà une manière révolutionnaire d’adresser ces problèmes
d’inégalités en rompant avec la structure graduelle et homogène de l’apprentissage
pour et en proposant des voies diversifiées dans l’accès aux connaissances.
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